Presse, Septembre 2015
Photos © Sébastien Véronèse
Le choix du maître des lieux s’est, cette année, porté sur l’Américain Dan Graham.
Par Emmanuelle Jardonnet
Chaque été depuis deux ans, le designer Ora-ïto convie un artiste sur le spectaculaire toit-terrasse de la Cité radieuse du Corbusier et dans l’ancien gymnase qui le coiffe, mués en lieux d’exposition – le MaMo, pour Marseille Modulor – pour des tête-à-tête avec le ciel marseillais. Après Xavier Veilhan en 2013, puis Daniel Buren en 2014, le choix du maître des lieux s’est, cette année, porté sur l’Américain Dan Graham.
« La première édition était un hommage au Corbusier, l’été dernier a été le temps de l’émancipation, avec un espace destructuré. Aujourd’hui, le lieu peut fonctionner de manière autonome, et je cherchais quelqu’un capable de prendre le pouvoir dans un espace qui a un tel charisme », confie Ora-ïto. Du premier, on se souvient ainsi de l’immense buste bleu ciel de l’architecte dessinant sur sa table de travail, qui n’était autre que le toit du bâtiment lui-même. Du deuxième, d’un déploiement de formes et de couleurs qui venaient emplir et redessiner l’espace. Avec Dan Graham et ses architectures-sculptures tout en transparences, l’approche est assurément d’une autre nature, plus impalpable.
« Entre l’abribus et la cabine téléphonique »
Posées en extérieur, deux constructions se présentent sous forme de « pavillons », terme cher à l’artiste qui désigne ses structures à géométrie variable qui ressemblent à première vue à des cabanes urbaines un peu froides – « entre l’abribus et la cabine téléphonique », résume, l’œil facétieux sous le sourcil broussailleux, l’artiste de 73 ans.
De ces postes d’observation (l’un doublement circulaire, Two Nodes, l’autre en forme de vague, Tight Squeeze), qui ont offert tout l’été des points de vue inédits sur Marseille, Dan Graham dit qu’ils sont des « contrepoints » à l’architecture panoptique telle que dénoncée par Foucault : ici point d’entrave à la vue, mais un jeu avec celle-ci. « Cette vision n’est pas aliénante, c’est une situation de plaisir. Et c’est ma conception de l’art public », explique-t-il en citant le sculpteur Alexander Calder et l’artiste Jean Dubuffet parmi ses « héros ». Le Corbusier n’en fait pas partie : « Je n’ai jamais aimé son travail, et pour moi ses grandes barres ressemblent à des prisons. Mais j’aime ce toit grand ouvert sur le ciel, et qui était destiné à la classe ouvrière. »
Il faut pénétrer dans ces deux créations de verre et d’inox, au sol en bois, en ressortir, en faire le tour, s’en éloigner et y revenir pour constater leur étonnante capacité d’attraction, qui plonge, un peu par surprise, les visiteurs dans une contemplation active. On se surprend ainsi à guetter sa propre image et celle des autres, qui s’y superposent, se croisent ou s’échappent, entre l’anamorphose et l’hologramme. Les structures, minimalistes, se font labyrinthiques dans un jeu infini de reflets imprévisibles et de distorsions réjouissantes, au plus près des variations du temps et du paysage qui se déploient tout autour, de la mer aux collines de l’arrière-pays. Le titre de l’exposition, « Observatory / Playground » (observatoire / terrain de jeu), tient en cela toutes ses promesses.
L’exposition marseillaise, Ora-ïto la présente comme « une rétrospective à l’intérieur, une futurspective à l’extérieur ». « Futurspective » puisque l’un des deux pavillons de verre créés au MaMo sera exposé sur la place Vendôme, en octobre, dans le cadre de la FIAC Hors les murs, là-même où Paul McCarthy, compatriote et ami de Dan Graham, avait déployé sa très éphémère sculpture gonflable verte – le fameux Tree, surnommé le « Plug anal » –, qui avait fait polémique l’an dernier.
Skatepark kaléïdoscopique
Dans l’ancien gymnase, des maquettes attestent des grandes étapes du travail de l’artiste depuis les années 1970. Clinic for a Suburban Site (1978) fait partie de ses premiers projets, qui ont lancé sa réflexion sur les espaces habitables, ici un centre de santé, tandis que Skateboard Pavilion (1989), terrain de jeu coiffé d’un toit de verre à facettes, montre le début de l’utilisation généralisée par l’artiste du miroir à double face – tout à la fois réfléchissant et transparent –, comme sa volonté de tendre vers la sculpture abstraite, qui caractérise son travail aujourd’hui.
Chez Dan Graham, l’art conceptuel se révèle sensuel, ludique, presque magique. Mais ses installations architecturales se veulent aussi des lieux théâtralisés où le public a conscience de lui-même. « Je pense que, pendant les années 1980, le musée est devenu une sorte de jardin pour les familles, où l’on va avec les enfants pour profiter de l’art. Puis, dans les années 1990, les musées ont largement développé les programmes éducatifs pour les enfants, et beaucoup de familles ouvrières ont eu accès à l’art, ce qui a été très intéressant pour mon travail », analyse l’artiste à l’allure enfantine malgré sa barbe blanche, et qui affiche ce jour-là une tête de tigre sur son tee-shirt et des langoustes bleues sur ses chaussettes. « Je dis toujours que je fais des attractions pour les enfants, qui peuvent s’y faire photographier par leurs parents. C’est une expérience pour toute la famille. Mon travail est sur le regard des gens et le temps, les changements. »
Ora-ïto met en avant leur qualité poétique. « Dans les œuvres de Dan Graham, il y a beaucoup d’effets optiques, mais qui relèvent toujours de la surprise : contrairement à l’Op Art, il n’y a pas de théorie, de système, pas de règles, pas d’effets qu’on peut connaître à l’avance. Ces structures absorbent tout : paysage, soleil, nuages, les lumières qui scintillent la nuit… »
Absorberont-elles aussi bien le ciel parisien depuis la place Vendôme ? L’artiste, qui a déjà conçu une œuvre pérenne à Paris, porte de Versailles, ne craint pas en tout cas une mésaventure à la Paul McCarthy, dont la sculpture avait été vandalisée. Il revient sur ce qui est pour lui un malentendu : « Le public français ne comprend pas que son œuvre parle d’un enfant qui a peur de Disney. Cette peur, c’est très anti-américain. Ce qui s’est passé ne m’a pas surpris : les Parisiens aiment les œuvres intellectuelles, où tout est mots. Or, son œuvre est très physique. Paul McCarthy, qui est une personne adorable, vient de l’Utah, de Salt Lake City. Il y a une incompréhension envers la culture américaine de la périphérie. Le problème de Paul, maintenant, c’est qu’il fait des œuvres qui sont trop grandes. Moi, en revanche, j’ai peur que la mienne paraisse petite, place Vendôme… » A juger sur pièce, du 21 au 25 octobre, au cœur de Paris.
« Observatory / Playground », jusqu’au 20 septembre au MaMo, à Marseille, et « Dan Graham » jusqu’au 8 octobre à la galerie Marian Goodman, à Paris.