Presse, Juin 2013
Ora-ïto inaugure, sur le toit de la Cité radieuse marseillaise, un centre d'art dénommé le MaMo. L'occasion pour le designer et l'artiste Xavier Veilhan de rendre hommage au maître Le Corbusier et à son audace folle.
Article : Yves Mirande
Près d’un demi-siècle après sa mort Le Corbusier continue de fasciner. Non que son œuvre soit pléthorique mais parce qu’elle incarne une radicalité hétérogène nourrie des aspects les plus violents de la modernité. S’il a su rendre compte des changements sociaux de son temps – par sa volonté d’imposer une clarté dans l’organisation urbaine et de prendre en compte les aspirations et les modes de vie nouveaux de ses contemporains, c’est avant tout pour sa posture de démiurge radical qu’il impressionne encore. Le nom de Le Corbusier résonne comme l’écho d’une tentative ultime de maîtriser l’espace, de penser le tout l’architecte invitait par exemple les peintres et les sculpteurs à intervenir dans la conception même du bâtiment, pour réaliser une “synthèse des arts majeurs” (appel de Le Corbusier paru dans le journal Volonté en 1944). Et cette idée, Ora-lto semble l’avoir entendue aujourd’hui Lorsqu’il apprend que le gymnase situé sur le toit terrasse de la Cité radieuse de Marseille est à vendre, le designer en fait son obsession. Par devoir de memoire envers cette réalisation de Le Corbusier, il s’engage à la rétablir dans son état d’origine et à en faire un centre d’art (le MaMo) qui accueillera des expositions d’artistes contemporains majeurs. Premier invité, Xavier Veilhan, qui poursuit sa série d’installations in situ intitulée Architectones, ou ses sculptures se confrontent aux réalisations coniques de l’architecture moderne. Pour Numéro, Ora-Ito et Xavier Veilhan s’entretiennent au sujet de ce projet et examinent ensemble la postérité du chantre du style international.
Numéro : Comment avez-vous découvert Le Corbusier?
Ora-ïto: J’ai tout d’abord découvert Frank Lloyd Wright dans une publicité pour Mercedes où apparaissait la maison sur la cascade (Fallingwater) J’ai été époustouflé par cette vision. C’est ainsi que j’ai découvert l’architecture. J’ai lu les écrits de Wright, puis je suis passé à ceux de Le Corbusier. Sa simplicité encore plus grande et sa modernité ont été une révélation quand je l’ai découvert, je n’avais que 8 ou 9 ans. Mais cette attirance est aussi née d’une histoire de famille. Mon arrière-grand-père, architecte, a perdu un concours face à Le Corbusier. À ce moment-là, il a pris conscience que l’époque avait changé et il a décidé de mettre fin à son activité. J’ai alors hérité de tous ses livres sur Le Corbusier. Je connaissais par cœur toutes ses constructions. Mon père adorait m’emmener avec lui les voir. Je recopiais ses maisons à ma façon. Je faisais des bateaux inspirés de la villa Savoye. On pourrait dire que je suis tombé dedans, un peu comme Obélix dans la potion magique.
Xavier Veilhan : Quand j’étais enfant, nous avions des albums thématiques à la maison sur l’évolution, le temps, les pays, etc. Un jour, je suis tombé sur celui qui traitait d’architecture, avec des images incroyables. À cette époque, je n’avais pas conscience qu’il s’agissait de choses réalisées par des personnes réelles. Pour moi, c’était comme n’importe quel objet. Il n’y avait pas de Raymond Loewy derrière un emballage, ou de Le Corbusier derrière la Cité radieuse. Petit à petit, par recoupements, j’ai fini par comprendre qu’il y avait ici deux bâtiments qui me plaisaient, et qu’ils étaient le fait d’une personne qui s’appelait Le Corbusier ; et là deux autres, qui avaient été conçus par Mies van der Rohe, etc. Tout a commencé comme ça. Bien plus tard, j’ai rencontré les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, puis j’ai découvert le travail de Richard Neutra [mort en 1970]. Cela a nourri chez moi un goût un peu hybride pour l’architecture, entre modernité pure et des formes plus libres apparues plus tard. Non pas une architecture organique, maîs une architecture où l’on donne de l’espace et de la lumière sans vraiment déterminer la fonction des choses. La limite des constructions de Le Corbusier réside dans cette volonté moderniste d’indiquer ou est la chambre, où prend place la glacière, etc. Mais les habitudes ont changé, les réfrigérateurs sont apparus, le mode de vie des familles a évolué, leur environnement s’est transformé.
Peut-on encore appliquer aujourd’hui l’idée rationaliste qui fonde les Unités d’habitation que l’on retrouve dans la Cité radieuse ?
O.-ï. : Comme le reste de la Cité radieuse, les appartements sont construits selon le système du Modulor [ensemble de mesures pour l’harmonie d’une construction] créé par Le Corbusier. Mais en réalité, ces espaces sont transformables. Il est intéressant de voir comment les gens, aujourd’hui, se les sont appropriées et ont transformé les appartements. Le Corbusier avait créé de petites pièces étroites, comme par exemple les chambres des enfants séparées par une cloison avec un panneau. Les personnes qui n’ont pas d’enfants ont fait sauter ce mur. Et cela fonctionne parfaitement. On ne s’aperçoit pas qu’il y avait auparavant une paroi à cet endroit. Donc, Le Corbusier avait aussi pensé à l’évolution du bâtiment. Et puis, par-dessus tout, il a eu l’idée de construire la première ville verticale. Une étonnante utopie qui prend corps. Et en particulier la Cité radieuse de Marseille : le bâtiment était traversé par des rues intérieures, l’hôtel, l’école, le casino, il y avait également un espace réservé pour la personne qui apportait la glace, car il n’y avait pas de réfrigérateur, etc. Ces idées étaient révolutionnaires, presque trop en avance sur leur temps à Marseille, la Cité radieuse était surnommée “la maison du fada”.
X. V. : Oui, en effet. On ne construirait pas un tel bâtiment de nos jours. Maîs c’était déjà l’idée du plan libre, il y a une grande intelligence dans la conception de base Certains ne perçoivent que l’aspect répétitif, et taxent ces constructions de “cages à lapins” Maîs le bâtiment offre une double exposition, car les appartements sont traversés par les rues centrales, ce qui leur procure une double vue : mer et montagne. Ce sont aussi des appartements où l’on peut s’isoler. Pour ma part, j’habite une maison, j’ai trois enfants, et j’adore être avec ma famille sans être forcément en interaction avec elle. Il s’agit juste d’être ensemble. Les appartements de Le Corbusier le permettent. La qualité de l’isolation phonique était étonnante pour l’époque. De plus, il était possible de profiter des services inclus dans l’immeuble. Dans les années 50, une personne âgée pouvait très bien habiter dans ce bâtiment. Il existe quatre Cités radieuses en France [Marseille, Nantes-Rezé, Briey-en-Forêt, Firminy]. Celle de Marseille est la plus intéressante : elle est plus grande, elle possède un vrai rapport au Sud et à l’urbanité. Depuis le toit, Marseille et la Méditerranée prennent toute leur dimension. on est sur la ville…
Que vous apporte Le Corbusier dans votre travail au quotidien ?
X. V.: Personnellement, rien de façon directe de manière générale, Le Corbusier était aussi un artiste. Il travaillait, entre autres, la peinture ou la sculpture le matin, et consacrait le reste de son temps à l’architecture. Il a navigué avec les utopies modernistes, les idéologies, etc. Pour moi, ce positionnement est instructif parce que je suis intéressé par cet élan vers la modernité. On entend beaucoup aujourd’hui l’expression “post” quelque chose, mais la vie ne peut pas être “post”, car sinon c’est la mort. Je partage cette vision des choses avec Le Corbusier depuis la révolution industrielle, il y a dans toute chose une énergie qui est contrariée par les échecs, les idéologies, les impasses de l’histoire, les accidents, la mécanisation, la brutalité généralisée. Pourtant, dans ce même temps, il existait une sorte d’élan qu’on a définitivement perdu, et cette dynamique est tout de même le postulat de toute création. Le Corbusier arrivait sur un territoire avec une relative naïveté et le défrichait entièrement. C’est une attitude d’une fraîcheur incroyable et tellement visionnaire.
O.-ï. : Pour moi, Le Corbusier incarne avant tout une certaine rigueur. Approcher son œuvre, c’est apprendre la patience, c’est absorber d’un coup une forme de maturité. Il représente la rupture entre une architecture passéiste et une philosophie avant-gardiste. Avec l’utilisation du béton, il a changé l’approche du métier, qu’il a d’ailleurs parfaitement théorisé. Et je retiens aussi son ouverture, le partage, le souci de la transmission à mon humble niveau, j’essaie de promouvoir la jeune création c’est ce que je ferai au MaMo en accueillant de jeunes artistes. Approcher un personnage aussi emblématique que Le Corbusier impose une forme d’humilité j’essaie de m’en inspirer au quotidien.