Presse, Juillet 2023
Photos © Jean Picon
Say Who a conversé avec Ora Ito (le pseudonyme d’Ito Morabito) – designer industriel et fondateur du MAMO – et Rigobert Nimi. Au programme : leurs visions contrastées de l’exposition « Rigobert Nimi : Oeuvres in situ », jusqu’au 1er octobre 2023.
Pour fêter les dix ans du MAMO, le centre d’art sur le toit de la Cité radieuse par Le Corbusier, à Marseille, Ora Ito dévoile la première exposition personnelle de Rigobert Nimi. Né en 1965, Rigobert Nimi vient de la République démocratique du Congo. Basé à Kinshasa, il crée des œuvres futuristes inspirées par l’espace, la bande dessinée et la science-fiction. Ses œuvres exposées ont été prêtées par le collectionneur Jean Pigozzi. Certaines parmi elles ont déjà été montrées dans les expositions collectives au Guggenheim de Bilbao, à la Fondation Cartier et à la Fondation Louis Vuitton. Au vernissage mi-juillet, le maire de Marseille, Benoît Payan, a couronné l’artiste de la médaille d’honneur de la ville, en insistant sur la singularité de son œuvre et son ouverture au monde, à l’image de Marseille. À l’intérieur, des sculptures époustouflantes évoquent les vaisseaux spatiaux, des villes intergalactiques et des usines robotisées. Fabriquées minutieusement à partir de matériaux récupérés et recyclés, elles clignotent, s’animent, produisent du son. Toutes les œuvres, débordantes d’imagination, ont été entièrement créées à la main avec une aptitude d’ingénieur par Rigobert Nimi, un ancien mécanicien. À l’extérieur, une créature extra-terrestre – une sorte d’insecte-drone avec des antennes lumineuses – trône sur la terrasse avec sa vue splendide sur la Méditerranée. Composée d’éléments cubiques dans les couleurs rouge, vert, bleu et jaune, elle résonne avec la palette de la Cité radieuse. Cette œuvre a été créée in situ et a été produite par Ora Ito.
Ora Ito, comment avez-vous découvert le travail de Rigobert Nimi ? Pourquoi vouliez-vous le présenter au MAMO ?
Ora Ito : Je l’ai découvert grâce à Jean Pigozzi qui a la plus grande collection au monde d’art africain contemporain. C’est en discutant avec Jean dans sa maison à Antibes que nous nous sommes dit, il y a trois ou quatre ans, qu’on allait faire une exposition ensemble. J’ai trouvé Rigobert Nimi intéressant car il est en dehors de tout monde de l’art, tout en étant hyper dedans car c’est un très grand ami de l’artiste Carsten Höller et qu’il est très apprécié par beaucoup d’artistes. J’avais envie que le MAMO n’expose pas toujours les artistes que tout le monde connaît ; je voulais montrer quelque chose de plus innovante et avant-gardiste.
Rigobert, vous êtes entré dans la collection de Jean Pigozzi grâce à l’intermédiaire d’André Magnin, qui était le conseiller de Jean Pigozzi avant de devenir galeriste. Parlez-nous de votre rencontre avec lui.
Rigobert Nimi : J’ai rencontré André Magnin pour la première fois en 1998. J’avais entendu parler d’un blanc qui venait à Kinshasa pour acquérir des œuvres d’art. Il m’a acheté des modèles réduits en tôle d’une Harley Davidson, d’un avion et d’autres petits objets dans mon atelier. Il est revenu un an plus tard et je lui ai montré le même genre d’objets. Il m’a dit : “Non, je les ai déjà. Il faut que tu réalises tes propres œuvres et tes propres formes.” La première pièce que j’ai créée était « Ligne d’assemblage » (2002), qui est entrée dans la collection de Jean Pigozzi. Ensuite, André Magnin m’a poussé à aller encore plus loin avec ma deuxième pièce, « Venus » (2001). L’inspiration vient toujours de ce que j’aime voir dans l’espace, les planètes, la technologie et les stations spatiales.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Rigobert Nimi : J’ai commencé à fabriquer des jouets à l’âge de 8 ans avec les matériaux que je trouvais dans la rue, à Kinshasa. Depuis mon enfance, je m’intéresse beaucoup à la robotique, l’industrie et la technologie. À l’âge de 16 ans, j’ai eu ma première exposition à la Foire de Kinshasa où j’ai montré des maquettes de voitures, de motos, d’avions. À Kinshasa, il y a un marché où on vend et où on récupère des matériaux ; c’est là où je trouve la tôle abîmée, les plaques en aluminium, les bouchons de bouteille… Pour créer mes œuvres, je n’utilise que cinq instruments. Et je passe par plusieurs étapes, du découpage de la tôle jusqu’à l’assemblage des éléments. Je n’ai pas de plan général au préalable, j’attaque directement.
Ora Ito, qu’est-ce que vous appréciez dans le travail de Rigobert Nimi ?
Ora Ito : Ce que j’aime, c’est la vision sur la ville du futur – ça résonne avec La Cité radieuse conçue par Le Corbusier comme un village vertical. Je cherche toujours à trouver une relation entre la Cité radieuse et chaque artiste. Il fallait aussi une exposition qui puisse être en adéquation avec l’idée de célébrer les dix ans du MAMO. Avec tous ces spots lumineux insérés dans les pièces de Rigobert Nimi, il y a ce côté célébration. Il y a également toute une partie rétrospective à travers cette série de pièces historiques d’une qualité assez exceptionnelle. La minutie dans l’exécution est de l’ordre de l’horlogerie suisse, quelque chose de tellement précis mais fait artisanalement.
Avez-vous une pièce préférée parmi les œuvres de Rigobert Nimi ?
Ora Ito : Celle installée à l’extérieur me plaît énormément. Elle me tient particulièrement à cœur car je me suis investi directement dans ce projet, dans le choix de l’œuvre comme dans sa fabrication. Elle a une grande puissance symbolique. C’est comme un vaisseau spatial qui est venu se poser sur la Cité radieuse pour mettre en lumière leur planète avec tous les éléments d’architecture qui la composent.
Rigobert, comment vous avez conçu cette nouvelle œuvre sur le toit ?
Rigobert Nimi : Je l’ai créée in situ mais je l’ai conçue à Kinshasa. J’ai voulu faire une œuvre en rapport avec la terrasse et les couleurs – comme le vert, le rouge, le jaune – des fenêtres de la Cité radieuse.
Y a-t-il une œuvre qui a votre préférence dans cette exposition ?
Rigobert Nimi : Oui, « Station Vampires » (2013), une pièce qui me plaît beaucoup et qui m’a pris sept mois de travail. Cette œuvre parle de la conquête de l’espace et d’une station vampire dans laquelle habitent des robots vampires. C’est 100 pourcent manuel et basé sur une histoire imaginaire ; l’idée des vampires me vient des films d’horreur et des romans. Quand je regarde cette œuvre, je me dis : “Je voudrais bien la récupérer”.
Que ressentez-vous en voyant toutes vos œuvres réunies ?
Rigobert Nimi : Un sentiment de joie ! C’est ma première exposition personnelle. Mais la plupart de mes œuvres n’ont jamais été vues par les jeunes dans mon pays. Nous n’avons pas d’espace culturel pour exposer mes pièces à Kinshasa ; il n’y a pas d’espace où les artistes peuvent s’exprimer à part l’Institut Français. Nous n’avons pas de musée [d’art contemporain] chez nous. La Corée du Sud a financé l’installation d’un nouveau musée [le Musée national de la République démocratique du Congo, inauguré en 2019] mais les œuvres exposées sont liées à la colonisation. Mais quand les enfants vont dans un musée, ils peuvent apprendre beaucoup de choses et des musées peuvent également influencer les enfants. Je regrette aussi qu’il n’y ait pas de grands collectionneurs d’art contemporain au Congo ; c’est un combat que nous menons aujourd’hui pour que nos dirigeants commencent à s’intéresser à nos œuvres.
Quel est le rôle de l’artiste dans la société en Afrique à vos yeux ?
Rigobert Nimi : Nous, en tant qu’artistes, à travers nos œuvres, nous devons continuer à faire passer des messages de développement et d’encouragement parce que l’Afrique en a besoin pour aller de l’avant. Je voudrais nourrir l’esprit créatif dans mon milieu en organisant des expositions mobiles pour montrer des maquettes [de mes œuvres] dans les écoles. Mon ambition, c’est d’agrandir mon atelier et d’en créer d’autres liés à la technique et à la pratique. Dans mon pays, nous n’avons aucun soutien au niveau des services culturels. Il faut lancer des activités culturelles dans toutes les provinces ; chaque ville devrait avoir une politique culturelle.
Ora Ito, l’exposition de Rigobert Nimi fait suite à celles consacrées à des artistes tels que Xavier Veilhan, Daniel Buren et Olivier Mosset. Pourquoi n’avez-vous jamais présenté une exposition personnelle d’une artiste femme au MAMO ?
Ora Ito : Il y a beaucoup d’artistes femmes qui sont venues exposer au MAMO dans des expositions collectives. Mais c’est vrai qu’il n’y a pas eu encore d’exposition personnelle d’une artiste femme. Le MAMO n’est pas quelque chose pensé à l’avance comme la Fondation Louis Vuitton ou la Collection Pinault où il y a tout un staff, où tout est programmé. C’est quelque chose qui vit de manière organique avec moi-même. Chaque fois, c’est autour d’une rencontre, d’une occasion ou d’une obsession personnelle. Avec Jean Pigozzi, on a failli exposer Esther Mahlangu cet été. J’avais très envie de faire une exposition avec cette artiste sud-africaine. Mais c’était compliqué à mettre en œuvre, on n’était pas dans les temps pour la faire. Mais je vous promets que la prochaine exposition sera avec une femme !
Propos recueillis par Anna Sansom
Photos © Jean Picon