Presse, Septembre 2020
Ses mosaïques inondent le monde, l'espace et même les océans. Cet été, Invader a créé l’événement en implantant 84 nouvelles oeuvres à Marseille. Entretien exclusif avec ce street artist qui conserve farouchement son anonymat mais dévoile pour Beaux Arts son mode opératoire et quelques surprises. En bonus, l’artiste a disséminé 10 oeuvres dans les pages du magazine.
Et si Invader était le premier artiste à avoir inventé un processus pour rendre ses oeuvres éternelles? À ce jour, les oeuvres les plus anciennes de notre histoire, les fresques de la grotte Chauvet, datent de 35000 ans! Celles d’Invader seront-elles encore visibles à Paris ou à Los Angeles en 37020? C’est la question – qui peut sembler totalement absurde, voire cosmique – que je me suis posée après quatre heures de discussion avec l’artiste. C’était le jeudi 27 août, la veille du vernissage de sa gigantesque invasion de la ville de Marseille dans 84 sites, réalisée à l’invitation d’Ora Ito, designer et fondateur du MaMo, situé sur le toit de la Cité Radieuse de Le Corbusier. Vernissage auquel bien évidemment il n’a pas assisté. Car Invader cache toujours son visage (et son identité). Une volonté farouche de se protéger – de la police hier et de ses fans aujourd’hui. Car mondialement reconnu pour ce qu’il nomme ses «invasions», celles-ci demeurent pour l’essentiel illégales donc susceptibles de peines pénales, bien qu’avec la reconnaissance de son travail et son succès sur le marché de l’art, nombre de villes rêvent d’être envahies à leur tour. Mais revenons au commencement. Celui-ci a pour origine la confrontation entre deux mondes : le numérique et une technique ancestrale, la mosaïque. Enfant, Invader a vu naître les premiers jeux vidéo, dont Space Invaders, devenu mythique, qui représentait des aliens grossièrement pixélisés sur lesquels les joueurs tiraient au laser. «Ma philosophie, c’est “rester petit, voir grand”. Je suis entouré d’une équipe réduite. Je dessine chaque pièce sur ordinateur puis je prépare les mosaïques à l’atelier.» Après avoir obtenu une licence de cinéma et étudié à l’École nationale des beaux-arts de Paris, Invader élabore une théorie singulière: pour lui, les petits carrés de mosaïque qui composaient les portraits au mur et au sol des demeures antiques sont les ancêtres des pixels du monde numérique. En 1996, Invader implante sa première pièce non loin de Paris et commence deux ans plus tard son plan d’invasion de la capitale française puis des grandes métropoles du monde entier en installant sur les murs, en général à trois ou quatre mètres du sol, des mosaïques de couleur représentant le personnage de Space Invaders. Des mosaïques invasives et illégales, des «virus urbains» sans revendication sociale ni politique. Juste des formes pixélisées étranges, accrochées au mur des villes. Des virus moins contaminants que le Covid-19 et hyperséducteurs pour tous les amateurs de jeux vidéo et de street art. Dans l’espace dévolu habituellement aux expositions du MaMo, qui lui a servi d’atelier pendant les seuls deux mois et demi où il a réalisé 84 mosaïques à Marseille (devenue ainsi la deuxième ville française après Paris la plus «envahie»), «Space», comme il aime qu’on l’appelle, m’accueille visiblement épuisé. La nuit précédente, il a encore installé des mosaïques pesant plusieurs kilos puis a circulé toute la journée incognito pour les prendre en photo. En jean, teeshirt blanc, casquette et masque antiCovid, il me montre le mur sur lequel il a scotché une centaine de feuilles A4 qui présentent chacune deux images : en haut l’oeuvre qu’il a créée, en bas une photo de son lieu d’implantation. Je viens d’arriver à Marseille, je n’ai encore rien vu dans la ville mais je ne tarde pas à me rendre compte que le chantier mis en oeuvre est colossal.
J’ai le sentiment que tu as quadrillé toute la ville. Cela semble incroyable d’implanter autant d’oeuvres dans une cité aussi grande. Comment as-tu procédé ?
Invader : «Un peu comme pour un casse. Des mois de repérage et de préparation, puis c’est le jour J du passage à l’acte, suivi d’une disparition dans la nature. Cela s’est déroulé très vite pour Marseille. Normalement, un projet comme celui-ci me demanderait au moins six mois de préparation, mais Ora Ito m’a motivé pour relever un challenge : le faire en deux fois moins de temps. Mon processus est maintenant bien rodé. Je suis venu quatre fois à Marseille en amont. J’ai sillonné la ville, repéré plus de 120 lieux potentiels et pris des mesures précises des espaces qui m’intéressaient. Ensuite, j’ai commencé à imaginer mes pièces, j’ai réfléchi aux thèmes que j’allais développer, aux couleurs que j’allais utiliser (pour Marseille, j’ai privilégié le bleu de la Méditerranée), j’ai tenu aussi à rencontrer des personnes qui m’aideraient à découvrir et à comprendre la ville. Généralement, quand je rentre à Montreuil dans mon atelier, je peux alors commencer à créer les pièces, qui sont donc pensées en fonction de leur environnement, d’un point de vue tant symbolique et esthétique que photogénique puisque j’ai déjà en tête le cadre de la photo qui sera prise une fois la mosaïque installée, ce qui est l’étape finale du processus.
Tu parles de photos alors que tu crées avant tout des mosaïques que l’on voit avant de les photographier. Est-ce que tu conçois tes oeuvres en fonction de la manière dont l’oeil va les saisir ou du cliché que les gens vont en prendre ?
Il s’agit pour moi de deux critères importants à prendre en compte. Il me faut d’abord penser à la perception de l’oeuvre, à la façon dont elle va entrer en contact avec le regard du spectateur. Mais je prends aussi en compte la photogénie du lieu puisque je sais que j’en garderai un témoignage photographique. L’idéal étant que ces deux critères soient réunis : une belle visibilité et un cadre photogénique. Pour chaque oeuvre, je garde ce que j’appelle deux portraits officiels : un gros plan et un plan large qui montre la mosaïque dans son environnement, le contexte, l’époque, comme une tranche de vie ! J’aime l’idée que ces photos vont se bonifier avec le temps et deviendront, comme celles de Brassaï ou de Doisneau, des témoignages historiques.
Comment travailles-tu ? Seul ou en équipe ?
Ma philosophie, c’est «rester petit, voir grand». Je suis entouré d’une équipe réduite, juste quelques personnes. Je dessine chaque pièce sur ordinateur puis je prépare les mosaïques à l’atelier. Lorsque j’installe les oeuvres in situ, je suis souvent accompagné d’un assistant pour surveiller les lieux et m’aider à transporter tout mon matériel : échelle, outillage, colle et carreaux de céramique. Rends-toi compte, une pièce de 2,5 x 1,5 mètres représente un poids de 30 à 40 kilos! C’est très physique. Pour la mosaïque dans la calanque de Sormiou, on a dû marcher pendant deux heures la nuit sans lumière, dans une obscurité totale, puis l’encollage des différentes parties de cette grande méduse s’est fait au son des vagues qui claquaient à quelques mètres de l’échelle. Mais le plus beau, c’est de revenir le lendemain pour prendre la photo en plein jour et de voir l’oeuvre en place avec les baigneurs en dessous.
Dans l’iconographie de ton «invasion» de Marseille, on passe du Pastis à une ancre mais on trouve également des personnages emblématiques comme Zidane… Comment définis-tu tes images ?
Mon art est contextuel. Les images que je crée sont le fruit de l’histoire de la ville mais aussi de l’environnement du microquartier où j’opère. Utiliser l’image de Zidane, cela fait partie d’un nouvel axe de mon travail que j’appelle «les affiches pour l’éternité». Ces affiches en céramique ont des coins en diagonale, comme si le papier se décollait. À Marseille, j’ai repéré un spot très passant, proche d’une station de métro, avec sur le mur l’inscription «Affichage municipal». C’est là que j’ai mis un triptyque d’«affiches pour l’éternité», dont celle de Zidane.
Paradoxalement, ces affiches me font penser à celles de l’un des artistes majeurs du Nouveau Réalisme, Jacques Villéglé [né en 1926]. Lui, il arrache des superpositions d’affiches qui deviennent des tableaux historiques de la culture sociale et publicitaire d’une époque ; toi, au contraire, tu cherches à les rendre «éternelles» grâce à la mosaïque. Mais ton idée d’éternité est illusoire puisque, vu ton succès sur le marché de l’art, tes mosaïques, comme les pochoirs de Banksy, sont très souvent volées…
Oui, je suis un vrai paradoxe car je me sers d’un matériau pérenne mais son utilisation dans l’espace public le rend vulnérable. Il est vrai que beaucoup de mes pièces anciennes, petites et posées pas très haut, ont été détruites, mais ce que tu ne sais pas, c’est que la plupart du temps elles sont très vite recrées ! C’est un effet induit, que je n’avais pas prévu, de l’application gratuite «Flashinvaders» que j’ai lancée en 2014 et qui fonctionne comme un jeu vidéo connecté à la réalité: il faut parcourir le monde et trouver mes mosaïques pour gagner des points. Au moment où l’on parle, il y a 143466 joueurs dans le monde qui ont pris près de 8 millions de photos. Sur la page qui affiche tous les flashs en temps réel, tu peux voir une nouvelle photo apparaître toutes les dix secondes. C’est un flux constant et interplanétaire, c’est fascinant. Cela permet de savoir quelle mosaïque est en place ou a disparu. Il existe une armée de volontaires qui surveillent mon oeuvre dans le monde entier. Dès qu’une pièce est taguée ou détruite, ils le mentionnent. Et de cette armée est née une communauté : les «réactivateurs». C’est-à-dire des gens qui reproduisent à l’identique les mosaïques disparues. J’ai réalisé 3 954 pièces dans 79 villes du monde entier et près de la moitié, 1690 exactement, ont été «recomposées» par eux. Incroyable, non? Et certaines à de multiples reprises !
Ce qui signifie que tes céramiques sont éternelles !
Rendez-vous dans 35 0 00 ans pour le savoir…
Ta cote a explosé sur le marché de l’art. En février dernier, ta Joconde réalisée en 2005 avec 300 Rubik’s Cubes a été adjugée 480 200 euros chez Artcurial alors qu’elle était estimée 120 000 euros. Combien vaut un Invader volé ? Et quelles sont les oeuvres que tu vends en galerie? Et enfin, cet argent qui afflue, comment le vis-tu ?
Une mosaïque arrachée dans la rue ne vaut pas grandchose car cela ressemble à des morceaux de carrelage cassés et pas signés que l’on peut trouver au Bricorama du coin ! Les oeuvres en céramique qui sont vendues en galerie ou lors de ventes aux enchères sont ce que j’appelle des «Alias». L’alias, en informatique, est le raccourci vers un original. C’est le chemin d’accès. Ce sont donc des doubles des mosaïques qui sont dans la rue, reproduits sur un panneau de plexiglas. Mon Alias contient une carte d’identité avec toutes les informations sur la pièce in situ : son nom, son adresse, sa date de création et sa photo. Il est unique et si la céramique disparaît dans la rue, ce sera la seule trace de son existence. Mais si les Alias sont les pièces les plus connues de mon travail, je profite aussi de mes expositions en galerie pour m’attaquer à d’autres médiums, comme les Rubik’s Cubes, les projections vidéo, les installations interactives ou tout simplement les dessins. En galerie, un Alias est vendu entre 20 000 et 200 000 euros. Mais des galeries du second marché, c’est-à-dire celles qui proposent des oeuvres anciennes qu’elles ont achetées à des collectionneurs, peuvent afficher des prix fous dépassant le million d’euros. Cet argent va dans les poches de ces galeries, pas dans les miennes. Cela dit, si j’ai commencé ma carrière en vivant comme Van Gogh, aujourd’hui je commence à vivre comme Picasso !»
Après notre rencontre au MaMo, je suis descendu d’un étage pour aller dormir dans l’hôtel de la Cité Radieuse conçue par Le Corbusier en 1952. Une cité-jardin verticale construite sur pilotis comprenant 337 appartements créés pour un nouveau système d’habitat populaire extrêmement moderne et innovant pour l’époque. Les chambres y sont sobres mais absolument extraordinaires. Le bois, les couleurs, les volumes, la lumière… tout y est simple, évident et magnifique. Il y a un petit balcon avec vue sur la ville. C’est magique. On tombe vite amoureux de Marseille, surtout si l’on suit pour la visite le plan d’«invasion» de Invader. Le lendemain matin, j’ai sillonné la cité phocéenne et je l’ai découverte comme jamais. Avec Invader, on passe de la Bonne Mère à un quartier branché puis à un autre, populaire. Le meilleur guide touristique de la ville. Les commerçants et les habitants ont du mal à comprendre pourquoi autant de fadas viennent au coin de leur me photographier les mosaïques d’lnvader. Et quand je leur parle des milliers de gamers de son application, des invaders qui circulent dans l’espace à ceux implantés au fond de l’océan, ils sourient mais restent dubitatifs. J’imagine leur tête à l’annonce, pendant Art Paris, des prix de vente de certaines de ces mosaïques à la galerie Ange Basso, passant de 100000 à 1,5 million d’euros… Ou si je leur disais qu’en même temps, Invader a publié sur Internet les recettes pour copier à l’identique, légalement et gratuitement, chacune de ses oeuvres ! Invader est somme toute insaisissable. Peut-être faudrait-il pour le comprendre en profondeur plonger dans les entrailles de New York où il cache ses oeuvres secrètes. Mais cela est une autre histoire.
Texte et entretien Fabrice Bousteau
Photos © Invader