Presse, Septembre 2015
Article : Charles Barachon pour Technikart France; Photo © Sébastien Véronèse
Au MAMO de Marseille, l'artiste culte américain donne une vision ludique et métaphysique de la ville et du chef d'œuvre de Le Corbusier.
La phénoménologie des perceptions qui lient les êtres vivants entre eux et à leur environnement est son dada. Figure colossale de l’art contemporain, inventeur d’une œuvre hybride où se rencontrent la sculpture minimale, le design et l’architecture, la culture pop et l’underground, Dan Graham, 73 ans, vient d’installer ses deux derniers pavillons, splendides petits vaisseaux geométriques in situ à ciel ouvert, dont le spectateur peut faire l’expérience, en plein toit-terrasse de la Cité radieuse de Marseille. Que demande le peuple ?
Deux pavillons de verre, présentés place Vendôme lors de la prochaine Fiac, qui font naître un dialogue inédit avec un endroit pensé par Le Corbusier, son architecte, comme la place du village verticale qu’est son unité d’habitation phocéenne, transformée par Ora Ito en centre d’art depuis quelques années « Il y a une cohérence évidente entre l’œuvre de Dan Graham et l’architecture du lieu. C’est ce que j’essaie chaque année de faire quand je travaille à la programmation du Mamo », souligne le designer français. Librement inspirés des architectures des jardins anglais du 18e siècle, des grandes expos universelles d’antan ou encore des folies du 19e siècle, les pavillons du New-yorkais utilisent une large palette des materiaux (bois, miroir, verre transparent, acier, metal). Mais c’est le verre semi-réfléchissant, parfait compromis entre reflets et transparence, à l’instar des façades des immeubles de bureaux construits depuis les années 70, qui fait leur marque de fabrique.
Au sommet de la Cité radieuse, qui offre un panorama à 360 degrés à couper le souffle, des collines avoisinantes à la Méditerranée, du Vélodrome aux barres des quartiers infréquentables au nord, ces deux installations de Dan Graham, comme toutes celles qu’il a réalisées dans le passé, transforment l’architecture – proche ou lointaine -, le paysage et le ciel en un ensemble à la fois réflexif et métaphysique. Et ça fonctionne très bien, parfois même avec une part de magie ou d’impondérables. Au centre du dispositif, le spectateur y est roi. Mais pas seulement. Car c’est en réalité tout un jeu de reflets et de transparences qui se met en place. Entre son propre regard, son corps, parfois déformé à la surface du verre, ceux des autres spectateurs, le béton de la Cité radieuse, Marseille et son ciel azur. Paysages et architectures, re-gardeurs regardés et leurs images multiples s’y croisent donc à l’infini. C’est là toute la puissance d’un Dan Graham.
« Tight Squeeze », la plus proche du petit theâtre en plein-air, ondule telle une vague côté mer, comme un clin d’oeil à la volonté de Le Corbusier d’offrir une vue sur la Méditerranée à chaque appartement, ou presque, alors qu’un moucharabieh en métal perforé lorgne vers les grands ensembles perchées sur les hauteurs de Marseille, à l’est. La dimension sociale et utopiste chère à Le Corbusier n’a pas terminé aux oubliettes. « J’ai conçu toutes mes œuvres comme des hybrides en desordre », précisait Dan Graham lors d’une interview donnée au critique Benjamin H.D Buchloh en 2000. Une déclaration vérifiée avec « Two Nodes », le second pavillon qui, à la manière des poupées russes, fait communiquer un espace circulaire avec un autre, plus grand, qui le contient et mime les courbes des deux imposantes cheminées de ventilation de l’immeuble. Les relations entre privé et public, intérieur et extérieur, caractéristiques de l’Américain, s’en trouvent alors démultipliées.
Alors que l’auteur de Rock my Religion – un documentaire sur le rock et les religions alternatives sans lequel Kim Gordon, son amie, confiera qu’elle n’aurait jamais cofondé Sonic Youth – a voulu donner forme, à Marseille, à « un terrain de jeux pour les gamins », il s’est au contraire livré, dans beaucoup de ses pavillons moins récents, à une vision critique et sociale de la ville. Dans le gymnase de la Cité radieuse, les maquettes présentées, restées à l’état de projet pour certaines d’entre elles, en témoignent. Ainsi de « Clinic for a Suburban Site » (1978), où la salle d’attente des patients est séparée de la pièce de consultation par une vitre semi-réfléchissante, alors qu’un grand miroir couvrant tout le mur du fond reflète le moindre mouvement dans les deux pièces et dans le ciel. Difficile de mieux passer au révélateur l’aspect « control freak » que Michel Foucault avait observé dans les cliniques.
Avec ses faux airs d’éternel adolescent, Graham, passionné de contre-culture, capable de transformer un skatepark en véritable expérience psychédélique, fin analyste de la culture pop dominante, d’une mauvaise foi parfois indécrottable quand il s’agit de juger ses confrères – Marcel Duchamp n’était pour lui qu’un simple « gigolo » -, sait aussi verser dans la parodie et la provocation. À l’image de son « Star of David » installée… en Autriche, ou de son pavillon « Yin/Yang » qui se paie avec un humour corrosif les œuvres zen et new-age de Bill Viola. Car la relation de Dan Graham à l’architecture et à l’art s’est aussi construite à travers les innombrables textes critiques qu’il a écrit, tout comme l’avaient fait d’autres artistes américains incontournables avant lui, Dan Flavin, Donald Judd ou Robert Smithson en tête.
CHARLES BARACHON